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VICTOR HUGO

1802 - 1885

en 1876, photo par E. Carjat
en 1876, photo par E. Carjat

Mon âme a plus de feu...

 

Puisque j'ai mis ma lèvre à ta coupe encor pleine;

Puisque j'ai dans tes mains posé mon front pâli;

Puisque j'ai respiré parfois la douce haleine

De ton âme, parfum dans l'ombre enseveli;

Puisqu'il me fut donné de t'entendre me dire

Les mots où se répand le coeur mystérieux;

Puisque j'ai vu pleurer, puisque j'ai vu sourire

Ta bouche sur ma bouche et tes yeux sur mes yeux;

Puisque j'ai vu briller sur ma tête ravie

Un rayon de ton astre, hélas! voilé toujours;

Puisque j'ai vu tomber dans l'onde de ma vie

Une feuille de rose arrachée à tes jours;

Je puis maintenant dire aux rapides années:

-Passez! passez toujours! je n'ai plus à vieillir;

Allez-vous-en avec vos fleurs toutes fanées;

J'ai dans l'âme une fleur que nul ne peut cueillir!

Votre aile en le heurtant ne fera rien répandre

Du vase où je m'abreuve et que j'ai bien rempli.

Mon âme a plus de feu que vous n'avez de cendre!

Mon coeur a plus d'amour que vous n'avez d'oubli!

 

****

 

Le poème éploré se lamente

 

Le poème éploré se lamente ; le drame

Souffre, et par vingt acteurs répand à flots son âme ;

Et la foule accoudée un moment s'attendrie,

Puis reprend : "Bah ! l'auteur est un homme d'esprit,

Qui, sur de faux héros lançant de faux tonnerres,

Rit de nous voir pleurer leurs maux imaginaires.

Ma femme, calme-toi ; sèche tes yeux, ma soeur."

La foule a tort: l'esprit c'est le coeur ; le penseur

Souffre de sa pensée et se brûle à sa flamme.

Le poète a saigné le sang qui sort du drame ;

Tous ces êtres qu'il fait l'étreignent de leurs noeuds ;

Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux ;

Dans sa création le poète tressaille ;

Il est elle; elle est lui; quand dans l'ombre il travaille,

Il pleure, et s'arrachant les entrailles, les met

Dans son drame, et, sculpteur, seul sur son noir sommet

Pétrit sa propre chair dans l'argile sacrée ;

Il y renaît sans cesse, et ce songeur qui crée

Othello d'une larme, Alceste d'un sanglot,

Avec eux pêle-mêle en ses oeuvres éclôt.

Dans sa genèse immense et vraie, une et diverse,

Lui, le souffrant du mal éternel, il se verse,

Sans épuiser son flanc d'où sort une clarté.

Ce qui fait qu'il est dieu, c'est plus d'humanité.

Il est génie, étant, plus que les autres, homme.

Corneille est à Rouen, mais son âme est à Rome ;

Son front des vieux Catons porte le mâle ennui.

Comme Shakspeare est pâle ! avant Hamlet, c'est lui

Que le fantôme attend sur l'âpre plate-forme,

Pendant qu'à l'horizon surgit la lune énorme.

Du mal dont rêve Argan, Poquelin est mourant ;

Il rit : oui, peuple, il râle ! Avec Ulysse errant,

Homère éperdu fuit dans la brume marine.

Saint Jean frissonne: au fond de sa sombre poitrine,

L'Apocalypse horrible agite son tocsin.

Eschyle ! Oreste marche et rugit dans ton sein,

Et c'est, ô noir poète à la lèvre irritée,

Sur ton crâne géant qu'est cloué Prométhée.

 

****

 

Nos morts

 

Ils gisent dans le champ terrible et solitaire.

Leur sang fait une mare affreuse sur la terre ;

Les vautours monstrueux fouillent leur ventre ouvert ;

Leurs corps farouches, froids, épars sur le pré vert,

Effroyables, tordus, noirs, ont toutes les formes

Que le tonnerre donne aux foudroyés énormes ;

Leur crâne est à la pierre aveugle ressemblant ;

La neige les modèle avec son linceul blanc ;

On dirait que leur main lugubre, âpre et crispée,

Tâche encor de chasser quelqu'un à coups d'épée ;

Ils n'ont pas de parole, ils n'ont pas de regard ;

Sur l'immobilité de leur sommeil hagard

Les nuits passent ; ils ont plus de chocs et de plaies

Que les suppliciés promenés sur des claies ;

Sous eux rampent le ver, la larve et la fourmi ;

Ils s'enfoncent déjà dans la terre à demi

Comme dans l'eau profonde un navire qui sombre ;

Leurs pâles os, couverts de pourriture et d'ombre,

Sont comme ceux auxquels Ézéchiel parlait ;

On voit partout sur eux l'affreux coup du boulet,

La balafre du sabre et le trou de la lance ;

Le vaste vent glacé souffle sur ce silence ;

Ils sont nus et sanglants sous le ciel pluvieux.

Ô morts pour mon pays, je suis votre envieux.

 

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Pleurs dans la nuit (extrait, I)

 

Je suis l'être incliné qui jette ce qu'il pense ;

Qui demande à la nuit le secret du silence ;

Dont la brume emplit l'oeil ;

Dans une ombre sans fond mes paroles descendent,

Et les choses sur qui tombent mes strophes rendent

Le son creux du cercueil.

Mon esprit, qui du doute a senti la piqûre,

Habite, âpre songeur, la rêverie obscure

Aux flots plombés et bleus,

Lac hideux où l'horreur tord ses bras, pâle nymphe,

Et qui fait boire une eau morte comme la lymphe

Aux rochers scrofuleux.

Le Doute, fils bâtard de l'aïeule Sagesse,

Crie : - A quoi bon ? - devant l'éternelle largesse,

Nous fait tout oublier,

S'offre à nous, morne abri, dans nos marches sans nombre,

Nous dit : - Es-tu las ? Viens ! - Et l'homme dort à l'ombre

De ce mancenillier.

L'effet pleure et sans cesse interroge la cause.

La création semble attendre quelque chose.

L'homme à l'homme est obscur.

Où donc commence l'âme ? où donc finit la vie ?

Nous voudrions, c'est là notre incurable envie,

Voir par-dessus le mur.

Nous rampons, oiseaux pris sous le filet de l'être ;

Libres et prisonniers, l'immuable pénètre

Toutes nos volontés ;

Captifs sous le réseau des choses nécessaires

Nous sentons se lier des fils à nos misères

Dans les immensités.