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JACQUES BREL

1929 - 1978

Un enfant

 

Ça vous décroche un rêve

Ça le porte à ses lèvres

Et ça part en chantant

Un enfant

Avec un peu de chance

Ça entend le silence

Et ça pleure des diamants

Et ça rit à n'en savoir que faire

Et ça pleure en nous voyant pleurer

Ça s'endort de l'or sous les paupières

Et ça dort pour mieux nous faire rêver

Un enfant

Ça écoute le merle

Qui dépose ses perles

Sur la portée du vent

Un enfant

C'est le dernier poète

D'un monde qui s'entête

A vouloir devenir grand

Et ça demande si les nuages ont des ailes

Et ça s'inquiète d'une neige tombée

Et ça croit que nous sommes fidèles

Et ça se doute qu'il n'y a plus de fées

Mais un enfant

Et nous fuyons l'enfance

Un enfant

Et nous voilà passants

Un enfant

Et nous voilà patience

Un enfant

Et nous voilà passés.

 

****

 

Voir un ami pleurer

 

Bien sûr il y a les guerres d'Irlande

Et les peuplades sans musique

Bien sûr tout ce manque de tendres

Il n'y a plus d'Amérique

Bien sûr l'argent n'a pas d'odeur

Mais pas d'odeur me monte au nez

Bien sûr on marche sur les fleurs

Mais voir un ami pleurer!

Bien sûr il y a nos défaites

Et puis la mort qui est tout au bout

Nos corps inclinent déjà la tête

Étonnés d'être encore debout

Bien sûr les femmes infidèles

Et les oiseaux assassinés

Bien sûr nos cœurs perdent leurs ailes

Mais mais voir un ami pleurer!

Bien sûr ces villes épuisées

Par ces enfants de cinquante ans

Notre impuissance à les aider

Et nos amours qui ont mal aux dents

Bien sûr le temps qui va trop vite

Ces métro remplis de noyés

La vérité qui nous évite

Mais voir un ami pleurer!

Bien sûr nos miroirs sont intègres

Ni le courage d'être juifs

Ni l'élégance d'être nègres

On se croit mèche on n'est que suif

Et tous ces hommes qui sont nos frères

Tellement qu'on n'est plus étonnés

Que par amour ils nous lacèrent

Mais voir un ami pleurer!

 

****

 

Je t'aime

 

Pour la rosée qui tremble au calice des fleurs

De n'être pas aimée et ressemble à ton cœur

Je t'aime

Pour le noir de la pluie au clavecin de l'étang

Jouant page de lune et ressemble à ton chant

Je t'aime

Pour l'aube qui balance sur le fil d'horizon

Lumineuse et fragile et ressemble à ton front

Je t'aime

A l'aurore légère qu'un oiseau fait frémir

En la battant de l'aile et ressemble à ton rire

Je t'aime

Pour le jour qui se lève et dentelles de bois

Au point de la lumière et ressemble à ta joie

Je t'aime

Pour le jour qui revient d'une nuit sans amour

Et ressemble déjà, ressemble à ton retour

Je t'aime

Pour la porte qui s'ouvre pour le cri qui jaillit

Ensemble de deux cœurs et ressemble à ce cri

Je t'aime... Je t'aime, je t'aime

 

****

 

Grand Jacques (C'est trop facile)

 

C'est trop facile d'entrer aux églises

De déverser toutes ses saletés

Face au curé qui dans la lumière grise

Ferme les yeux pour mieux nous pardonner

Tais-toi donc Grand Jacques

Que connais-tu du Bon Dieu

Un cantique une image

Tu n'en connais rien de mieux

C'est trop facile quand les guerres sont finies

D'aller gueuler que c'était la dernière

Ami bourgeois vous me faites envie

Vous ne voyez donc point vos cimetières

Tais-toi donc Grand Jacques

Et laisse-les donc crier

Laisse-les pleurer de joie

Toi qui ne fus même pas soldat

C'est trop facile quand un amour se meurt

Qu'il craque en deux parce qu'on l'a trop plié

D'aller pleurer comme les hommes pleurent

Comme si l'amour durait l'éternité

Tais-toi donc Grand Jacques

Que connais-tu de l'amour

Des yeux bleus des cheveux fous

Tu n'en connais rien du tout

Et dis-toi donc Grand Jacques

Dis-le-toi bien souvent

C'est trop facile

De faire semblant.

 

****

 

Les vieux

 

Les vieux ne parlent plus ou alors seulement parfois du bout des yeux

Même riches ils sont pauvres, ils n'ont plus d'illusions et n'ont qu'un cœur pour deux

Chez eux ça sent le thym, le propre, la lavande et le verbe d'antan

Que l'on vive à Paris on vit tous en province quand on vit trop longtemps

Est-ce d'avoir trop ri que leur voix se lézarde quand ils parlent d'hier

Et d'avoir trop pleuré que des larmes encore leur perlent aux paupières

Et s'ils tremblent un peu est-ce de voir vieillir la pendule d'argent

Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui dit : je vous attends

Les vieux ne rêvent plus, leurs livres s'ensommeillent, leurs pianos sont fermés

Le petit chat est mort, le muscat du dimanche ne les fait plus chanter

Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit

Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit

Et s'ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide

C'est pour suivre au soleil l'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus laide

Et le temps d'un sanglot, oublier toute une heure la pendule d'argent

Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend

Les vieux ne meurent pas, ils s'endorment un jour et dorment trop longtemps

Ils se tiennent par la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant

Et l'autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère

Cela n'importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer

Vous le verrez peut-être, vous la verrez parfois en pluie et en chagrin

Traverser le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin

Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent

Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t'attends

Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend.